Le halftime de Kendrick Lamar : une performance entre musique, culture et politique
Le 9 février 2025, le Super Bowl se déroule au Caesars Superdome, à la Nouvelle-Orléans, où les Kansas City Chiefs affrontent les Eagles de Philadelphie dans la finale la plus regardée du football américain.
Un événement sportif d’envergure, mais aussi un miroir des tensions sociales et politiques actuelles. En novembre 2024, Donald Trump est réélu à la présidence, provoquant des vagues de divisions à travers le pays. À peine sorti du Black History Month, le pays est en effervescence.
Kendrick Lamar, après sa célèbre diss battle avec Drake, est au sommet des charts et tous les yeux sont rivés sur lui, attendant qu’il frappe encore plus fort. Ce Super Bowl Half-time est annoncé comme l'événement de l'année, et tout le monde s'attend à ce que Kendrick n’épargne personne.
La scène
La scène est divisée en 9 cases, comme une grille de morpion.
Aux quatre coins, des formes familières : croix, carré, rond, triangle — clin d'œil évident aux boutons des manettes PlayStation (et donc à Sony, qui a un label en lien avec Drake 👀).
Le show s’ouvre sur une silhouette au centre, l’emplacement stratégique du jeu… Mais qui se cache au centre de cette scène si symbolique ?
Uncle Sam
C’est bien Uncle Sam qui se trouve au centre de la scène, icône ultra connue des États-Unis, popularisée par une affiche de propagande pour recruter pendant la Première Guerre mondiale 🇺🇸.
Ce soir-là, c’est Samuel L. Jackson qui l’incarne. Un géant du ciné, élevé dans une Amérique encore ségréguée, connu pour ses prises de position (très) claires contre Trump. L’ironie ici c’est de voir un symbole historiquement blanc être représenté par une légende afro-américaine.
C’est lui qui ouvre ce tableau en disant “This is the Great American Game”
Et si toute cette mise en scène était une métaphore d’un jeu de pouvoir entre le peuple et son gouvernement ?
Le choix des couleurs
Tout au long du show, trois couleurs reviennent sans cesse : le rouge, le blanc et le bleu comme celles du drapeau américain.
Le reste est volontairement désaturé : noir, blanc, gris. Une direction artistique qui fusionne deux univers.
D’un côté, l’esthétique épurée de son dernier album GNX, en noir et blanc. De l’autre, l’imagerie nationale des États-Unis. Comme un dialogue visuel entre identité personnelle et culture dominante. Sur scène, même le drapeau américain est divisé sur les marches…
Un symbole fort : comment faire exister une voix issue d’une minorité dans un pays qui peine encore à la reconnaître pleinement ?
Gil Scott-Heron
Clin d’œil à Gil Scott-Heron et son célèbre poème devenu chanson : The Revolution Will Not Be Televised (1971). Un hymne à la conscience, dans une Amérique où les clichés persistent.
Le message ? La révolution ne passera pas à la télé. Parce qu’elle n’est ni “belle” ni faite pour le divertissement. Et surtout : si tu veux du changement, tu dois te lever.
Kendrick enchaîne avec “You picked the right time but the wrong guy” — moment parfait (Super Bowl = audience record, lui au sommet de sa carrière)… mais président mal choisi. Une pique discrète à Trump.
D’ailleurs, le show se conclut par "Turn this TV off". Comme une dernière invitation : arrête de regarder, agis. Même s’il l’a déjà dit : Kendrick n’est pas un leader — juste un miroir tendu à l’Amérique.
Too loud, too reckless, too ghetto
Cette phrase prononcée par Uncle Sam. En toile de fond, les clichés collés à la culture afro-américaine : Le rap vu comme dangereux, rebelle, associé aux “mauvaises graines”. Kendrick utilise cette mise en scène pour retourner ces stéréotypes et les dénoncer.
Le message est clair : si tu ne joues pas selon leurs règles, tu seras écarté, marginalisé, sali. Dans cette société, ta réputation dépend moins de qui tu es… que de la façon dont tu joues leur jeu.
16 étoiles
Sur le costume de Sam, 16 étoiles brillent. Kendrick n’a rien confirmé, mais les fans font vite le lien : dans sa chanson Wacked Out Murals (sur son dernier album GNX), il confie avoir perdu “seize amis, précisément”. Ces étoiles deviennent alors un hommage silencieux, un rappel que derrière le show et le spectacle, il y a des absences qui marquent à vie. Une manière subtile de faire entrer le deuil personnel dans une performance nationale.
SZA
Quand SZA arrive, l’ambiance se calme. Elle incarne l’arc “posé”, lisse, celui qui ne dérange pas. Un instant doux, presque parfait, comme une parenthèse dans le show. Ensemble, Kendrick et elle interprètent All The Stars, leur titre emblématique issu de la B.O. de Black Panther. Une chanson qui parle de rêves, d’héritage, et d’espoir, un moment suspendu, presque hollywoodien.
Juste après, Sam revient avec un clin d'œil appuyé : “That’s what I’m talking about. This is what America wants.” Tout semble rentrer dans l’ordre… sauf qu’on entend alors les premières notes de Not Like Us : le diss track de Kendrickcontre Drake. La chanson ne sera pas jouée tout de suite, mais le clin d’œil est là, ironique et bien placé.
Le cameo de Serena Williams
Serena Williams fait une apparition surprise… et lance un C-Walk sur Not Like Us. Une danse emblématique née dans les années 70 au sein du gang des Crips à Los Angeles, utilisée à l’origine pour marquer l’appartenance, communiquer ou prévenir d’activités. Plus tard, dans les années 90, le hip-hop s’en empare, et le C-Walk devient un symbole culturel,une forme de résistance face à l’oppression subie par les jeunes Afro-Américains.
Mais en 2012, quand Serena célèbre sa victoire aux JO avec ce pas, elle se prend une vague de critiques : on l’accuse de glorifier la violence et les gangs.
D’un côté, c’est un clin d'œil piquant :
Serena est l’ex de Drake, et Not Like Us est LE morceau qui le vise.
Mais surtout, elle dénonce quelque chose de plus profond : elle est applaudie quand elle reste dans les clous mais diabolisée dès qu’elle s’exprime librement.
40 acre and a mule
“40 acres and a mule.” Une phrase qui résonne fort dans l’histoire américaine. À la fin de la guerre de Sécession, le général Sherman (côté Union) promet que chaque famille d’esclaves affranchis recevra 40 acres de terre et une mule, offerts par le gouvernement. Une promesse de départ, pour enfin construire une vie libre. Mais 1865 arrive… et rien ne vient. Sherman meurt en 1891, et cette promesse ne sera jamais tenue. Pour beaucoup, c’est resté comme un symbole amer ; celui des promesses faites aux minorités, mais jamais tenues.
En y faisant référence, Kendrick rappelle une vérité douloureuse : les belles paroles ne suffisent pas quand les actes ne suivent pas.
En résumé
Pendant ces 13 minutes incroyables, Kendrick nous plonge dans son univers musical, un univers façonné par la réalité de son pays et les enjeux sociaux qui le traversent. Cette performance, complexe et aux facettes multiples, invite à plusieurs visionnages pour pleinement saisir la richesse des références et des messages subtils qui s’y entrecroisent.
Ce Half-time est sans doute l’un des plus engagés de ces dernières éditions, voire le plus marquant, avec une vision sociale, politique et culturelle aussi percutante que poétique.